« La vraie vérité, la peur et la misère,
ce qu’ils ont vraiment fait avec nous,
je ne peux pas te le raconter »
Ceija Stojka – Je rêve que je vis ?
11 janvier 2017 – 10 :56
tu te rappelles la phrase de Tàpies dont nous avons tant parlé? »Au commencement est la trace«… En lisant ton message j’ai pensé aux échelles différentes qui font écho à cette phrase : le titre de mon nouveau roman «Nachricht an den Großen Bären // Message à la Grande Ourse» par rapport aux traces laissées par les pattes de la Grande Ourse, en fait, c’est une citation, non pas du fameux poème d’Ingeborg Bachmann »Anrufung des Großen Bären«// LInvocation de la Grande Ourse, mais plutôt d’une chanson de Noir Désir: dans la chanson »le vent nous portera« il y a la phrase »ton message à la Grande Ourse«. Dans mes yeux et mes oreilles, cette chanson fait allusion à une ouverture, à une possibilité de trouver un autre chemin (ou un autre langage) que celui des figures imposées ou de la peur. En ce qui concerne Ingeborg Bachmann, dans son œuvre, avec sa langue, elle a toujours essayé de marquer et de dépasser le langage du fascisme, mais aussi celui du fascisme privé (comme elle a nommé les continuités fascistes des habitus, des langages après 1945).
Eva
11 janvier 2017 – 8:47
Un camion roule dans la foule… et résonne en contrepoint cette phrase de Godard s’adressant à Duras : « Quand je vois un camion, je pense ‹Une femme parle’ ». 7 janvier 2015, la pensée fait un bond… vers l’obscurantisme. La langue rétrécit à mesure que l’horreur s’étend. Les « rats » que l’on croyait avoir enterrés grattent sous nos pieds un plancher qui finit par céder. La peur se répand. Le spectacle de la peur se répand. Rage, désespoir, incompréhension. L’émotion se déverse, dégueule à longueur d’antenne. Le piège se refermait. De ce côté, le fascisme de la terreur mortifère. De l’autre, celui qui se dissimule, celui qui, depuis quarante ans, se pose la question du langage pour imposer progressivement un cadre de pensée. Combien ne s’y sont pas engouffrés ? Dans le langage de la peur… la peur de l’autre. Je ne puis accepter cette bipolarité, ce langage binaire. Je choisis une autre langue.
Yves
11 janvier 2017 – 10 :56
Si nous allons nous mettre à la lecture de ces traces, nous n’allons pas faire la chasse aux vérités : C’est ce que font les porte-paroles du langage de la peur. Ils sont à la chasse, ils prétendent qu’il n’y a plus d’espace interstitiel entre l’une ou l’autre vérité, plus d’espace pour des négociations entre l’un(e) ou l’autre.
Si nous allons nous mettre à la lecture des traces, afin de trouver une autre langue, une langue qui sait marquer et dépasser la peur, nous allons faire une lecture attentive, une lecture qui n’enferme pas l’un(e) ou l’autre dans une sorte de représentation quelconque, nous allons faire… alors, qu’est-ce qu’on va faire ? De toute façon, nous refusons d’être pris(es) entre deux pôles. Nous refusons d’être les porte-paroles de la peur.
Eva
Dimanche 15 janvier 2017 – 21 :43
Je n’avais pas pensé à cette phrase de Butor : « Au commencement est la trace » en débutant notre échange. Qu’en reste-t-il de cette trace, devenue multiple jusqu’à se perdre dans la reproduction de l’image, balayée par un vent qui gagne la planète, déplace les populations et érige des murs du Mexique en Palestine ? Oui, au commencement est la trace qui nous invite à la suivre et à la poursuivre simultanément, à l’inverser et la détourner, la cacher au milieu des champs et des fleurs sauvages, la regarder vivre comme une mauvaise herbe. Elle est notre langue, parce qu’elle nous est commune, jamais directive, méprisante ou réductrice. C’est cette langue que je recherche.
Oui, choisir de reconstruire une langue qui circulerait de main en main malgré l’alerte orange et l’annonce de vents violents. Nous balader dans les mots, avec les mots, les nouer, les assembler, les déconstruire, les faire rire, leur donner de l’espoir, les faire résister, les faire chanter. Dans un grand désordre.
Une voix s’échappe :
Je n’ai pas peur de la route/ Faudrait voir, faut qu’on y goûte/ Des méandres au creux des reins / Tout ira bien / Le vent l’emportera
Ton message à la Grande Ourse / La trajectoire de la course / L’instantané de velours / Même s’il ne sert à rien
Sophie Hunger a repris cette chanson et en suggère la même lecture que toi, considérant qu’on peut y voir soit un texte désespéré, fataliste, résigné soit un poème habité par la force et le souffle du vent, des mots qui dansent sur un fil malmené par les tempêtes. C’est ce que tu appelles « trouver un autre chemin (ou un autre langage) ». Il m’a fallu cette version nouvelle pour en retrouver l’émotion et la fragilité. Le silence.
Yves
Mardi 17 janvier 2017 – 21 :54
Le silence ne doit pas exister dans cette langue (de la peur) qui (après être libérée) gagne du terrain de plus en plus, le silence que suit l’ambivalence d’une expression ou la complexité d’un argument est interdit dans cette langue ; il est trop dangereux, il pourrait (re)mettre en question des polarités faciles, il pourrait ouvrir un espace de rencontre, un espace pour être étrange, pour avoir des doutes… ce ne sont pas des choses pour un descendant de La Langue du IIIe Reich…
Garder le silence pour résister à la peur ? Il ne me semble pas que ce soit le chemin que nous avons choisi. D’ailleurs, il n’est pas question de laisser le terrain à cette langue et ses porte-paroles en se couvrant avec un voile de silence…
mais comment la combattre, cette langue, sans être corrompu(e) par elle, sans être pris(e) en otage par ses mécanismes de polarisation et de simplification?
Eva
Dimanche 15 janvier 2017 – 21 :43
Je parle de résister à la peur. Il ne s’agit pas seulement de cela. J’ai conscience qu’il faut la combattre, proposer une alternative. Et pourtant j’ai peur, aussi, dans ma faiblesse, peur de ce que je vois s’étendre. Non que je doute de la capacité de l’homme à dépasser cette période. Je voudrais avancer le temps de 10 ans, me téléporter dans 20 ans ou plus, mais je crains d’emporter avec moi la vision de cette période où il va falloir marcher contre des vents qui entraînent les pas de l’homme vers le fond de la caverne.
Les éructations de cette langue qui se libère n’ont d’égal que notre silence ou le caractère inaudible d’une autre langue, en cet instant. Oui, une langue se libère aujourd’hui du Midwest aux plaines de l’Oural en passant par la Hongrie et nos « démocraties » – pour des raisons différentes mais avec le même résultat. Je pense à Victor Klemperer, La langue du IIIe Reich. Une langue monolithique sourd depuis les Etats-Unis avec le retour de la domination masculine, jusqu’ici portant la peur de ce qui n’est pas moi, pas blanc, pas tout ça.
Ce qui me fascine c’est le renversement du discours en trente petites années. Nous avions voulu croire à la rupture avec ces discours fascistes quand, dans l’histoire de nos deux pays, leurs non-dits et leurs zones d’ombre, rappellent qu’il ne s’agit que d’une interruption momentanée. Tant que ce qui les a nourris n’a pas été traité.
Tandis que nous brandissions encore les armes de l’antimilitarisme, celles du néolibéralisme s’employaient à briser les reins des solidarités, de la dignité et d’un pacte social capable, comme l’énonce Mizubayashi, « de faire d’une multitude un peuple rassemblé, d’un amas de « je », un « nous »
Alors, oui, poursuivons cette trace qui est au commencement. Dans un faisceau croisé qui permet de nourrir le présent avec le passé et de penser le futur. Heureusement qu’Einstein a montré que le temps universel n’existait pas 🙂
Yves
Mardi 17 janvier 2017 – 21 :54
Quoi faire? garder le silence et (re)prendre la parole en même temps? combler la langue avec des ambivalences, des doutes, des complexités gardés par le silence? trouver et faire intervenir des moyens qui font scintiller la langue de nouveau? et comment le faire sans s’adresser seulement aux élites qui ont le savoir (et le pouvoir) par rapport à la philosophie, la linguistique, la poésie, l’analyse du discours? comment exposer les mécanismes et stratégies nourrissant la peur, comment les exposer avec des moyens de la langue, du langage, de la parole? comment faire parler la peur sans qu’on se perde dans la reproduction de ces mécanismes et stratégies?
En fait, »Le Message à la Grande Ourse« essaie d’explorer la peur, en explorant ses continuités ainsi que ses conditions contemporaines. Dans le récit où la chanson »le vent nous portera« apparaît, il y a deux personnes qui sont engagées dans un réseau de résistance; ils en ont marre de cette vie dangereuse et fatigante et prennent la décision de collaborer avec le régime fasciste; dans l’appartement où ils sont cachés surviennent des événements étranges, les tableaux sur le mur changent d’aspect, se transforment… bref, leur décision de collaborer commence à vaciller, ils ne sont plus si sûrs de vouloir trahir les autres résistants; mais bien sûr ils ont peur, ils ont peur qu’ils ne puissent plus supporter cette vie dangereuse et fatigante des résistants, et ils ont peur des fascistes… et juste avant qu’ils prennent finalement la décision de collaborer ou pas, un vent se lève…
Mercredi 18 janvier 2017 – 21 :58
Ton message, la nuit dernière, a commencé par « Un vent se lève » et j’ai entendu « Le vent se lève », et vu surgir dans mon esprit l’affiche du film de Ken Loach sur la révolution irlandaise de Pâques 1916.
Lors de l’été 1980, j’avais été interpellé par l’idée de révolution sociale portée par l’IRA lors d’une manifestation du Sinn Fein, à Belfast, près d’une caserne anglaise. Des soldats de l’IRA, soudain apparus, avaient lu une déclaration, un manifeste, un projet révolutionnaire ouverts sur l’avenir. Une langue où le fond et la forme se mêlent intimement, indissociables, comme le recto et le verso d’une feuille.
Cela me renvoyait à la résistance en France, en Italie, en Autriche ou en Allemagne et ailleurs en Europe, pendant la seconde guerre mondiale, chaque fois que l’Etat nazi était victime de sabotage ou ses représentations attaquées. Des hommes qualifiés de « terroristes » dans la langue pétainiste. A l’opposé de la peur, le courage. Mais aussi la peur qui coulait parfois sur les tempes, au moment de l’acte.
Neuf mois avant la mort de Bobby Sands.
Yves
Mercredi 18 janvier – 21 :58
Qu’est-ce qui fait que l’on devient collabo ou que l’on s’oppose ? On commence à peine à parler du courage de ceux qui dans la vallée de la Roya, près de la frontière italienne, aident les réfugiés en errance et dont certains sont poursuivis en justice pour apporter ce soutien. Ce ne sont pas des héros, juste des hommes ordinaires. Des bouts de papier debout qui résistent au vent et collent au front de la honte inscrite dans les textes de loi.
A Marseille, un dimanche de décembre, était projeté le film de Rachid Oujdi, « Récits d’une jeunesse exilée – J’ai marché jusqu’à vous », sur les mineurs isolés qui errent dans la ville. La France aurait-elle honte d’avoir signé la déclaration internationale des Droits de l’enfant, du 20 novembre 1989, elle qui n’offre pas les moyens d’accueillir ces mineurs, nous qui ne les voyons pas, eux qui errent sans toit à la merci des réseaux de prostitution, de réseaux mafieux. Ca se passe près de chez moi, à la tombée de la nuit, de l’écran noir. Je ne peux oublier le regard angoissé de deux frères, mineurs, qui, dans les locaux d’une administration, craignent d’être séparés, de se perdre à jamais. Leur langue oppose au silence des mots l’effroi de leurs yeux. Loin de « cette langue qui gagne du terrain », où réalité ne rime pas avec complexité.
Yves
Mardi 24 janvier – dans le train de Paris
Ils tiennent la peur dans leurs mains comme une arme. Ils tiennent aussi le pouvoir, ces hommes qui se disent de gauche. Ils criminalisent la contestation collective et la solidarité. Peur de la répression, leurre ou non des poursuites judiciaires, ils manient et manipulent la peur comme une batte de base ball, une matraque qui siffle sur nos têtes. Ils laissent sur l’autre rive des périphs, la misère de ceux qui n’ont rien. Les faucons peuvent attendre, masqués. L’eau coule dans les méandres des rivières dans la complicité des actes que l’on ne nomme plus, des mots détournés, d’une peur toujours plus noire dans nos hivers. Dépolluer ces rivières ?
Le dessinateur Fred Dewilde, sorti de la fosse du Bataclan a-t-il pensé à cette phrase : « Tu n’as rien vu à Hiroshima, mon amour » ? Il a juste ces mots : « Le refus de me laisser mener par ma peur ». Sur l’une des pages de sa bande dessinée « Mon Bataclan », on peut lire : « Oui ce sont des barbaries. Non, il n’y a aucune excuse. Mais on peut essayer de comprendre. De quelle barbarie parle-t-on ? Notre système libéral contient lui aussi une dose de barbarie, technocratique et glacée. Comment qualifier un système prêt à faire la guerre pour assurer ses ressources énergétiques ? Comment qualifier une société qui, pour maintenir ses profits jette les gens au chômage, à la rue, qui pratique cet abattoir des utopies, qui peut pousser des gens au burn out, au suicide, à des existences déconnectées et sans but ? » Si seul l’un d’entre nous, et si nous sommes tous ensemble, un instant, ce seul d’entre nous à jouer la scène du refus de se laisser mener par sa peur, quelle langue allons-nous écrire ?
Yves
Eva Schörkhuber lebt und arbeitet in Wien und Bratislava. Zuletzt in der Edition Atelier erschienen: Die Blickfängerin (2013), Quecksilbertage (2014) und Nachricht an den Großen Bären (2017)
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Yves Doazan 1956 geboren im Norden Frankreichs, Studium der Soziologie, arbeitet als Wirtschaftssoziologe im »Centre de recherche« in Marseille.